CHARLES MAURICE
TALLEYRAND “Nous sommes les
défenseurs des libertés publiques, et nous pouvons nous glorifier en toute
sûreté de ce titre, qui, au milieu de tant d’autres, est placé dans la couronne
du Roi”
Repression des delits,1822-02-26
MESSIEURS,
Nous avons, depuis quelque temps,
entendu des propositions si étranges, des assertions si téméraires, que toutes
les consciences en ont été troublées. Heureusement les querelles de la parole
sont finies ; les passions sont épuisées avant que les questions paraissent
devant vous. C’est un grand avantage, pour des hommes chargés d’une portion de
la puissance législative, que de pouvoir commencer leurs recherches sans avoir
les passions entre eux et la vérité.
Tout ce qui éclaircit, abrège.
Ainsi pour être plus court, je crois utile de remonter à l’origine des
questions qui nous occupent. Dans les temps d’orage, les routes se confondent ;
essayons de retrouver la véritable.
Le
Sénat de l’empire, qui a été jugé avec une cruelle légèreté, et je pourrais
dire avec une grande ingratitude, composa à la hâte, près des baïonnettes de
Bonaparte, qui n’étaient pas encore toutes brisées, une constitution,
imparfaite sans doute, mais dans laquelle le vœu le plus cher de la France, le
retour de la maison de Bourbon, et le principe le plus important de toutes les
libertés, la liberté de la presse, se trouvent vivement exprimés.
Peu
de jours après, parut la mémorable déclaration de Saint-Ouen. Dans cette
déclaration, monument de la sagesse personnelle du Roi, qui a précédé la
Charte, et qui en sera toujours un sommaire fidèle, on trouve la solution
consolante de ces questions hasardeuses trop imprudemment traitées dans ces
derniers temps.
Elle commence par ces mots
touchants :
«
Rappelé par l’amour de notre peuple au trône de nos pères… »
Vous
le voyez, Messieurs, ce n’est point aux armes victorieuses des rois coalisés
que Louis XVIII se croit redevable de son retour sur la terre natale ; sa
reconnaissance ne s’adresse pas non plus à une portion du peuple français, et
en cela il a parlé comme parlera l’histoire. C’est à l’amour de tout son peuple
que Louis XVIII veut devoir ; il le proclame, il se glorifie d’avoir été
rappelé par lui au trône de ses pères. Sans doute, pendant ses longs malheurs,
il n’avait abjuré aucun de ses droits, et la postérité lui en tiendra compte ;
mais ce Roi si sage, si versé dans la connaissance de l’histoire, n’ignorait
pas que les droits des rois sans l’amour des peuples ne sont souvent qu’un
magnifique témoignage du néant des grandeurs humaines ; et c’est parce qu’il ne
l’ignorait pas que Louis XVIII, en parlant à son peuple, s’élève jusqu’au
langage doux et affectueux de la reconnaissance.
Plus
loin il ajoute :
«
Eclairé par les malheurs de la nation que nous sommes destinés à gouverner,
notre première pensée est d’invoquer cette confiance mutuelle si nécessaire à
notre repos, à son bonheur… »
Il
l’a obtenu cette confiance ; et qui oserait la refuser à un Roi qui la demande
en retour de celle qu’il accorde, qui la demande parce qu’elle lui est
nécessaire pour faire le bien ? Il a mis à profit les longs séjours de l’exil ;
il est éclairé par les malheurs de sa nation ; il en connaît les causes
diverses ; les causes intérieures comme les causes extérieures ; sa sagesse
s’applique à en effacer les traces. Il n’est point
surpris des grands changements survenus pendant une absence de vingt-cinq
années : il se réjouit de retrouver la France plus féconde, plus industrieuse,
et surtout plus riche de lumières qu’il ne l’avait laissée ; et il sent que
c’est pour cette France nouvelle, pleine de vie et de puissance, qu’il doit
régner.
Messieurs,
je ne suis qu’historien ; je raconte les œuvres de la sagesse du Roi. Voici ses propres paroles :
« Résolu d’adopter une
constitution libérale, nous voulons qu’elle soit sagement combinée… »
Les
paroles d’un Roi tel que le nôtre méritent d’être pesées avec une attention
respectueuse : il est résolu, résolu ! C’est que s’il sait qu’il est le
descendant de vingt rois, il sait aussi que c’est en 1814 qu’il parle.
Ailleurs
c’est encore le Roi qui dit :
«
Nous avons dû, à l’exemple des rois nos prédécesseurs, apprécier les effets des
progrès toujours croissants des lumières, les rapports nouveaux que ces progrès
ont introduits dans la société, la direction imprimée aux esprits et les graves
altérations qui en sont résultées. Nous avons reconnu que le vœu de nos sujets
pour une Charte constitutionnelle était l’expression d’un besoin réel… »
Le
vœu de son peuple est monté jusqu’à lui ; il sait que ce vœu est l’expression
d’un besoin réel, le résultat nécessaire du progrès des lumières. Dès lors le
successeur de Louis XIV n’hésite pas à se dépouiller d’un pouvoir qui n’est
plus ni dans les mœurs ni dans l’opinion : il ne veut régner que sur un peuple
libre ; il veut donner à son peuple une constitution sagement combinée, une
constitution libérale ; c’est le mot dont il se sert : je le rappelle parce
qu’un misérable esprit de parti, voulant flétrir les doctrines si consolantes
de la perfectibilité humaine, a essayé de faire une injure du mot qui les
désigne. Nous sommes les défenseurs des libertés publiques, et nous pouvons
nous glorifier en toute sûreté de ce titre, qui, au milieu de tant d’autres,
est placé dans la couronne du Roi.
Ainsi
voulait-on donner à la Charte un caractère imposant et sacré, lorsque, après
avoir tracé les droits et les devoirs du prince, les droits et les devoirs des
sujets, il disait ces belles paroles :
«
Sûr de nos intentions, fort de notre conscience, nous nous engageons devant
l’assemblée qui nous écoute à être fidèle à cette Charte constitutionnelle,
nous réservant d’en jurer le maintien avec une nouvelle solennité devant les
autels de celui qui pèse dans la même balance les rois et les nations… »
Ce
renouvellement d’alliance, entendu par la reconnaissance et la fidélité,
contient tous les secrets de l’avenir : avec la Charte, le repos ; sans elle,
des malheurs.
Il
me semble, Messieurs, que ce retour sur le passé jette un grand jour sur l’état
actuel de la France, et nous rendra aussi plus facile la solution des questions
qui nous occupent.
En
effet, les lois présentées aux Chambres sont-elles conformes à l’esprit doux,
confiant, libéral, qui a présidé à la rédaction de la Charte ? Notre devoir est
de les adopter. Sont-elles au contraire empreintes d’un esprit d’aigreur, de
défiance et de petitesses ? Notre devoir est de les rejeter.
La
loi du mois de mai 1819 déterminait des peines contre les outrages à l’autorité
constitutionnelle du Roi. La nouvelle loi
supprime le mot constitutionnelle. Pourquoi ce retranchement ? Parce qu’il limite,
dit-on, l’autorité royale, parce qu’il laisse sans défense l’autorité royale
antérieure à la Charte. A une question si grave de pareilles réponses me
paraissent bien faibles. Les limites dont on se plaint, qui les a tracées, si
ce n’est la sagesse du Roi ? Le zèle a été là bien malencontreux ; car il ne
fait autre chose que de contraindre le Roi à retirer les dons de sa bonté. Il a
voulu que son pouvoir fût limité par la loi, et l’on veut que l’expression de
ce pouvoir soit sans limites ; les intentions du Roi étaient confiantes,
étaient libérales ; leur fait-on conserver ce beau caractère ? Mais j’entends
dire que l’autorité du Roi antérieure à la Charte ne doit pas être livrée aux
outrages des libellistes : qui en doute ? Mais l’article de la loi qui sagement
punit les outrages à la dignité royale, n’atteignait-il pas votre but ? et s’il
l’atteignait, n’a-t-on pas dû craindre, par cette imprudente suppression, de faire
croire à la France que l’on prélude, par la guerre contre les mots, à la guerre
contre les institutions ?
Plus j’examine cette loi, plus
elle m’étonne. Je
cherche d’où peut venir cet esprit de défiance, de crainte, que l’on aperçoit
dans chaque article. Dans les ateliers de l’industrie comme dans les palais de
la fortune, tout le monde sent le besoin de la maison de Bourbon. Messieurs,
j’ai le droit de le dire, une position personnelle, dont j’ai senti tout le
prix, m’a mis en relation avec toute la France, avec les individus et avec les
masses, avec les chefs de l’armée et avec les chefs de l’administration ; les
âmes m’ont été ouvertes, et j’ai vu dans toutes ce vœu que je proclame ici
comme le sentiment français. Aujourd’hui comme en 1814, comme il y a huit cents
ans, la nation élèverait la même maison sur le pavois : l’unique différence
entre cette époque reculée et la nôtre, c’est que toutes les mains, et non pas
seulement quelques mains privilégiées, veulent toucher cet auguste pavois pour
l’élever plus haut encore.
Je
continue. La loi de 1819 avait déféré au jury la connaissance des délits de la
presse ; la loi nouvelle la lui retire pour la rendre à la police
correctionnelle. Laquelle de ces deux lois est la plus conforme à l’esprit de
la Charte ? On a dit, pour excuser cette mesure rétrograde, que la Charte
n’avait conservé le jury que dans l’état où il était avant la restauration ;
que la connaissance des délits de la presse, attribution toute nouvelle, était
une dérogation à la Charte, une loi d’exception, enfin que c’était pour rentrer
dans la Charte qu’on dépouillait le jury. Quel subterfuge ! Voici l’article 65
de la Charte, et vous allez juger.
«
L’institution des jurés est conservée. Les changements qu’une plus longue
expérience ferait juger nécessaires ne peuvent être effectués que par une loi.
»
Eh
bien ! l’expérience avait prononcé : on avait reconnu que les délits de la
presse n’avaient pu être prévus dans la législation précédente, puisque alors
il n’y avait pas de liberté de la presse. On avait reconnu que, pour la dignité
des lettres, qui honorent l’espèce humaine, l’écrivain dont le nom serait
peut-être respecté dans toute la France, dans toute l’Europe, ne pouvait pas
être convenablement livré à trois, ou plutôt à deux juges de police
correctionnelle, placé sur la sellette de cette justice sommaire, entre une
fille publique et un escroc. On avait senti qu’un tribunal aussi inférieur, et
par là même si peu indépendant, n’offrait point à l’accusé, non plus qu’à la
société, intéressée à protéger le faible contre le puissant, toutes les
garanties nécessaires, et qu’un appel à la Cour royale, fût-il même couronné de
succès, ne pouvait dédommager l’écrivain de tout ce qu’il y avait d’humiliant,
de flétrissant dans la première procédure devant un tribunal de police
correctionnelle. Le changement opéré par la loi de 1819 en faveur des
écrivains, n’était donc que l’accomplissement d’une des promesses de la Charte
sur le perfectionnement de l’institution des jurés : y voir une violation, une
loi d’exception, serait trop un travers d’esprit pour qu’on pût le
supposer.
La
liberté de la presse doit respecter la vie privée : l’intérieur de la famille
est sacré ; et les désordres mêmes qui la troublent quelquefois ne peuvent
devenir sous la plume des écrivains la pâture de la malignité publique. Les
fonctionnaires publics sont, à cet égard, sous la protection de la loi comme
les hommes privés ; et pour que cette protection soit efficace, tout le monde
invite les rédacteurs de la loi à donner carrière à leur imagination, à
multiplier les précautions et les sévérités : ici la sévérité sera justice ; on
y applaudira, parce qu’elle tournera au profit de l’ordre moral, au profit de
l’honneur et du repos des familles, et, j’ose le dire, au profit de la vraie
liberté. C’est ce que la loi de 1819 n’avait pas assez fait ; c’était la plus
importante amélioration qu’on pouvait y désirer. On ne saurait comprendre
pourquoi la loi nouvelle ne s’en est même pas occupée. En revanche, on a fort
travaillé à garantir le repos des fonctionnaires publics. La loi de 1819
autorisait contre eux la preuve testimoniale pour les actes répréhensibles de
leur administration ; la loi nouvelle retranche la preuve testimoniale et
n’admet plus que les preuves écrites, émanées de la main même du coupable
présumé. Et cependant, Messieurs, vous le savez tous, les
prévarications, les abus du pouvoir se commettent, mais ne s’écrivent point. Un préfet, je le
suppose, aura vendu une exemption quelconque ; pensez vous qu’après avoir reçu
le prix de son infamie il en donnera quittance ? Un maire de village aura
ordonné une détention arbitraire contre un pauvre paysan ; sera-t-il assez
maladroit pour en donner l’ordre par écrit, et pour laisser des traces de sa
petite tyrannie ? Si, pourtant, pour tous ces délits, et pour tant d’autres
qu’il serait trop long d’énumérer, vous refusez à l’écrivain qui les publie la
preuve testimoniale, n’est-ce pas l’impunité que vous votez, et par l’impunité
l’encouragement au crime ? Et la loi qui désarme ainsi la faiblesse, qui
protège si scandaleusement l’oppresseur, serait une loi de liberté, une loi
conforme à l’esprit de la Charte ? Non, Messieurs, on ne peut pas le penser, et
il est dans notre devoir de la rejeter.
J’hésite
d’autant moins dans ces conclusions rigoureuses, que j’ai pour moi l’autorité
d’un Ministre homme de bien, qui couronna une belle vie par la mort la plus
glorieuse. Je veux parler de M. de Malesherbes. Voici ce que ce grand homme
écrivait cinquante-six ans avant la Charte, à des encyclopédistes qui
imploraient la sévérité du pouvoir contre les journalistes d’alors.
«
Mon principe de liberté n’est pas restreint à la littérature, et j’incline
beaucoup à l’étendre jusqu’à la science du gouvernement, sans même excepter la
critique des opérations du ministère. Je ne suis pas le maître de donner cette
liberté aussi entière que je le désirerais sur les autres administrations, mais
pour la mienne, personne ne peut se plaindre que je l’abandonne.
Si
donc il y a quelque partie de mon administration qu’on trouve répréhensible,
ceux qui s’en plaignent n’ont qu’à dire leurs raisons au public. Je les prie de
ne pas me nommer, parce que ce n’est pas d’usage en France, mais ils peuvent me
désigner aussi clairement qu’ils le voudront, et je leur promets toute
permission. »
Croyez-vous,
Messieurs, qu’un homme qui parlait un si noble langage en 1758 eût refusé
d’admettre contre lui, en 1822, la preuve testimoniale. Il eût repoussé loin de
lui d’aussi humiliantes précautions ; sa grande âme s’en serait indignée.
Je
vote avec M. de Malesherbes le rejet de la loi (1).
Si
cependant il était possible d’espérer quelques transactions, je consentirais à
adopter la loi avec trois modifications.
La
première, que le mot constitutionnelle serait rétabli dans l’article 2, et que
l’article serait rédigé en entier, comme l’a proposé M. le comte de Bastard,
dans un des amendements qu’il a soumis hier à la Chambre.
La
seconde, que la preuve testimoniale, consacrée par la loi de 1819, serait
admise contre les fonctionnaires publics pour les actes de leur
administration.
J’ai
retranché de mon opinion tout ce que je disais de relatif au jury, puisque le
même noble Pair que je viens de citer a, dans son admirable opinion, épuisé
cette riche question. Je le répéterais, ou je dirais moins bien que lui. Je me
réserve de voter pour l’amendement qu’il a présenté à la Chambre.
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